Le déménagement

Publié le par Marie-Christine Buffat

Elle a dit ça avec sa tête toute contente, maman, juste pendant qu’on mangeait. Moi, ça m’a coupé l’appétit aussi sec, sauf qu’elle n’a rien remarqué à cause de ses yeux brillants. « Tu verras », elle a continué, « l’appartement est très joli et se trouve à cinq minutes de mon travail. Les chambres sont grandes, l’école est tout près, et on aura une terrasse plein pied ». Je m’en fiche, moi. J’ai déjà une chambre qui est très jolie ici et puis j’aime bien marcher jusqu’à mon école actuelle, parce qu’on est toute la bande de copains d’immeubles. Quand j’ai pensé que j’allais perdre tous mes copains à cause de maman qui veut déménager dans un village, j’ai commencé à pleurer vraiment. En plus, une terrasse, c’est nul. Ici, entre les cinq immeubles, il y a une super place de jeux avec des toboggans, des balançoires et des petites cabanes dans lesquelles on peut se cacher pour discuter des plans secrets. Je ne comprends pas pourquoi maman elle veut partir de là. Sûrement c’est parce qu’elle travaille toute la journée, alors elle ne sait pas combien c’est génial d’habiter dans les blocs.

 

Il y en a cinq, de blocs comme le nôtre, dans le quartier. Le mien, c’est celui du milieu, du côté où il y en a trois. De l’autre, il y en a seulement deux, parce que la place de jeux, elle prend toute la place entre. Sinon, ils sont tout pareils, avec deux entrées, trois étages et douze appartements. Nous, on vit au deuxième étage, du côté gauche. Au rez-de-chaussée, à droite, ce sont mes grands-parents qui louent. Juste en-dessus d’eux, y a les parents de mon cousin. Lui et moi, on a le même âge, alors c’est cool. Le matin, quand maman part travailler, je n’ai même pas besoin de me presser ou de sortir du bâtiment. Je descends les escaliers en même temps qu’elle, mais au lieu de pousser la grosse porte en verre, je traverse par les caves et je vais directement chez grand-maman. Des fois, mon cousin s’y trouve déjà. On déjeune tous les deux dans la cuisine avec grand-papa. Ça, j’adore, parce que grand-maman nous prépare les tartines avec la confiture déjà étalée. Après, elle les coupe en petits carrés et ça fait des mini-bouchées. Grand-papa, il boit toujours des grosses tasses de café au lait, avec la peau dessus, et il trempe ses tranches de pain dedans. Quand il mord dans la mie toute mouillée, ça lui coule partout sur le menton et grand-maman râle à cause de l’exemple. Sauf que lui, il nous lance des clins d’œil quand elle ne regarde pas, et nous on rigole comme des fous.

 

Quand on a terminé de se laver les dents, on doit se préparer pour l’école. En général, on attend dehors ceux de notre classe qui habitent dans les autres blocs et on parcourt le chemin ensemble. Sébastien habite le troisième bloc, Patrick le deuxième, Amélie et Joséphine le premier. Sébastien, il est trop beau. Il ressemble à un acteur de cinéma de série, celui qui a un habit de policier et une moto, mais en plus petit. Une fois, à mon sixième anniversaire, il m’a donné le bisou sur la bouche. Plus tard, on sera des amoureux. Sauf si maman gâche tout avec son déménagement.

 

Tous les soirs avant souper, Monsieur Descloux rentre du boulot. Avant, les enfants attendaient devant son garage parce qu’il a une voiture deux chevaux qui fait des bruits de pétard quand il la parque. On se mettait tous en rond autour de la voiture et on criait « Monsieur Descloux, Monsieur Descloux ! » Après, il nous lançait des caramels. Il en avait plein les poches de son veston. Maintenant, on n’a plus le droit à cause de Lucien qui a glissé devant la roue et Monsieur Descloux lui a roulé sur le genou. Il est nul, Lucien. Je crois bien qu’il est triste, Monsieur Descloux, qu’on ne lui fasse plus le comité d’accueil.

 

Le mercredi après-midi, on a congé. Quand il pleut, avec mon cousin, on reste chez grand-maman à jouer aux voitures et à manger des biscuits. Si le temps le permet, on va à la place de jeux. On se balance durant des heures en chantant : « Chapeau de paille, roi des amoureux ». Joséphine et moi, on a trouvé un truc génial. Dans le troisième bloc, la dame qui habite au rez-de-chaussée nous donne toujours des bonbons à la framboise par la fenêtre quand elle nous voit, parce qu’on est trop mignonnes. On garde le secret pour nous, pour par que tous les enfants lui mangent sa réserve de bonbons. Comme elle est très vieille, elle ne peut pas aller en commissions tous les jours, c’est normal. De toute façon, on y va quand les garçons jouent à se regarder le zizi dans le local des vélos. Comme ça, personne n’est jaloux.

 

Chaque été, les habitants se réunissent à l’extérieur pour la fête des voisins. Ceux qui en ont apportent un barbecue pour griller des saucisses. Les dames, elles, préparent des gâteaux. Il y en a toujours plein de sortes différentes. Comme on goûte à tout pour faire plaisir aux mamans, souvent on a mal au cœur après. Je crois que les maris aussi mangent trop de dessert, parce que beaucoup ont mal à la tête le lendemain. J’aime bien la fête des voisins. Monsieur Gugler raconte un tas de blagues, le père Marcel et le vieux Monsieur du premier (celui qui a une barbe blanche un peu jaune) chantent en canon et presque tous les gens finissent par danser la valse. Même maman. Et puis, c’est le seul jour de l’année où on peut jouer à cache-cache le soir. Une fois, avec les copains, on s’est planqués pour espionner Marco, le fils adolescent de Madame Chambert, qui embrassait sa copine Elodie avec la langue. Manque de bol, on s’est faits repérer, parce qu’on a dit « Berk, c’est dégoûtant ! » et Marco a soufflé : « Ouste, les petits ! »

 

C’est pour ça que je n’ai pas envie de déménager, parce qu’on s’amuse trop bien ici.

 

***

 

Aujourd’hui, maman m’a emmenée visiter le nouvel appartement. L’immeuble est plus petit que le nôtre, mais il y a aussi une place de jeux, et des arbres avec des branches assez basses pour qu’on puisse grimper dessus. Une petite fille est sortie du bâtiment avec un chaton trop chou dans les bras. Elle m’a demandé si je voulais jouer avec elle.  J’ai regardé maman pour savoir si elle était d’accord. « Elle s’appelle Carine », elle a dit, « Leur chatte a eu trois petits. Sûrement qu’un chaton serait très heureux sur notre terrasse, qu’en penses-tu ? » En fin de compte, peut-être que je ne mourrai pas si on déménage.

 

 

 

Publié dans Nouvelles et anciennes

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B
Bonjour Marie ! C'est bon de te retrouver :-)<br /> Très belle tranche de vie si réaliste !<br /> A bientôt...
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M
Hello les filles, fait plaisir de vous lire à nouveau ! C'est vrai que parfois, quand je repasse devant les immeubles de mon enfance, y a comme un goût d'époque qui se détache du ciel. Mais un parking a remplacé la place de jeux, aujourd'hui...<br /> Ligne de failles, je ne l'ai pas (encore) lu, mais ça ne saurait tarder. A chaque fois qu'on m'en parle, je me dis qu'il faut absolument que je me l'offre et puis, j'oublie....
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M
mais oui ça va aller tout bien dans ta nouvelle maison<br /> Irene disait "les aider au passage" ben oui, parfois c'est juste un chaton, et parfois faut tellement plus que ça, c'est compliqué d'être petit
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M
ça me rappelle "ligne de faille" de Nancy huston, bravo !
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K
Jolie tranche d'enfance... Rha, zut, Marie, d'un coup tu m'as ramenée dans la cour de mon immeuble, avec les bonbons de la mamie du 2 et les conneries dans le local à poubelles! En même temps, il est juste de l'autre côté de la rue, l'immeuble de mon enfance, je le vois par la fenêtre alors que j'écris ces mots! Juste, je le trouve pas aussi grand qu'alors... Et puis je détestais la peau du lait, je refusais de boire jusqu'à ce que mon grand-père ait bien touillé et retouillé pour vérifier qu'il n'en restait pas un bout! ;)
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