Cognitu non absurda-V

Publié le par Marie Rennard

Quand je repris conscience, Klaus m’administrait une thériaque infecte en m’invectivant de « Malheureux qu’as-tu fait ? » dignes d’un théâtre de boulevard. Comme je crachais sa mixture avec toute l’énergie dont j’étais capable, il m’enjoignit de desserrer les dents et d’avaler à grandes gorgées un plein verre du remède.
Klaus n’était pas coutumier de l’impératif. Avant d’obtempérer, je réclamai dans un râle qu’il y ajoutât au moins du rhum, du sucre et de la cannelle.   
Va te faire foutre, François, m’asséna-t-il en même temps qu’un coup sur la tête. J’ouvris grand la bouche pour brailler ma douleur, et le traître en profita pour me caler entre les dents l’appareillage linguistique que j’avais laissé à côté du téléphone et me faire avaler de force forcée le contenu du verre. Je m’endormis aussitôt dans ses bras, et ne me réveillai cette fois que trois jours plus tard.
Klaus, qui veillait au pied de mon lit, bondit sitôt que j’ouvris les yeux. Dieu soit loué, s’exclama-t-il, tu es vivant.
J’étais vivant, certes, mais fatigué, et parcouru de tremblements fébriles. J’avais dû contracter l’un de ces virus foudroyants des marais voisins. Je fis part de mon hypothèse à Klaus qui tira sa chaise près de moi.

- Te souviens tu, François, de ce traité d’herpétologie que j’ai fait venir de Hanovre ?
- Ton livre sur les serpents ? crois tu vraiment que le moment soit bien choisi pour me faire une conférence sur les reptiles ?
- Connais tu les Dendrobates Kokoï ? m’interrogea encore Klaus.

Je ne m’offusquais pas en général qu’il commençât ses phrases par un quasi invariable « connais tu » qui mettait inévitablement en évidence mes ignorances chroniques en dehors de ma science des coquillages, mais cette fois, j’étais trop épuisé et le vouai aux gémonies. Klaus, ignorant ma diatribe au demeurant quasiment inaudible, poursuivit son propos :

- Les Dendrobates, vois tu, sont des grenouilles qui ont un lointain lien de parenté avec les serpents qui infestent nos plantations de tomates. Or, suis moi bien, la patte arrière gauche des Dendrobates secrète un poison violent qui laisse peu de chances de survie à celui qui y touche. Ecoute moi bien, François, les Dendrobates sont jaunes rayées de noir. Comprends tu ?  

Je le regardai hébété. Qu’étais-je censé comprendre ?

- Les mécanismes de l’évolution sont encore mal expliqués. On me dirait que le chaos y joue son rôle que je n’en serais pas autrement surpris…

Je lui aurais bien foutu mon poing sur la gueule.

- Bien sûr, tu vas me dire, reprit-il, que les serpents n’ont pas de pattes, mais…
- Mais quoi, m’insurgé-je.
- Laisse moi t’expliquer dans l’ordre. Bien, tu te souviens que nous avons nourri les tomates des résidus organiques des serpents. Et que nos tomates se sont mises à développer des stries noires. Voilà ce qui s’est passé. Il s’agit d’un exemple très simple de caractère résurgent. Quand l’arbre généalogique des serpents et des grenouilles s’est scindé, les serpents avaient encore des pattes. Et leur patte arrière gauche, comme celle des grenouilles, secrétait du poison. L’évolution à alors conduit les serpents à ramper alors que les grenouilles conservaient la faculté de bondir élégamment. Les pattes des serpents ont progressivement disparu jusqu’à n’être plus que des embryons de pattes sous la peau. Or, si les pattes ne sont plus apparentes, elles ont malgré tout gardé leur propriété venimeuse, et quand nous avons engraissé nos tomates aux serpents, nous leur avons transmis cette caractéristique.
- Tu fais erreur Klaus, l’interrompis-je, j’avais déjà mangé des tomates plusieurs fois, sans être malade.
- Tu avais mangé des tomates ?

Klaus paraissait abasourdi. Il se rua dans la bibliothèque, et je me rendormis.
J’allais mieux. J’étais encore alité, mais j’allais mieux. Quand je pus me lever, je trouvai Klaus dans son laboratoire, occupé à doser des liquides dans des cornues. Trois serpents bouillaient dans une marmite. Des cacapistres, si j’avais bien retenu ce que j’avais lu pendant ma convalescence dans le bouquin de Klaus. Rien à voir d’ailleurs avec nos serpents à nous. Les cacapistres, en grec « bouclier malfaisant », sont des serpents venimeux par morsure, et non par cuisson, aisément reconnaissables à leur bouclier d’écailles. J’en fis la remarque à Klaus, qui l’ignora, et m’annonça qu’il allait avoir besoin de mon aide.

Les tomates ne s’avéraient toxiques que cuites. Il leur avait fait subir un traitement identique à celui qu’il avait infligé aux serpents, isolant par voie de cuisson, tant pour les tomates que pour les reptiles, un résidu qu’il désignait sous le nom mystérieux de caput mortuum , sorte de tas de cendres qu’il manipulait avec d’extrêmes précautions ; gants de latex et masque, comme si nous eussions été en présence d’un dangereux virus.
J’avais appris, au cours de notre cohabitation, qu’il est des moments où il est inutile d’interroger Klaus. Je refoulai les questions qui me taraudaient et attendis, un mouchoir sur le nez, qu’il m’expliquât spontanément pourquoi lui-même portait un masque, et pourquoi il ne jugeait pas à-propos de m’en offrir un.

- « ôte ce mouchoir, grotesque, m’enjoignit-il, tu n’en as nul besoin »
- « mais toi-même, tu n’as pas l’air de tenir à respirer les vapeurs qui s’échappent de tes marmites. D’où je conclus qu’elle sont délétères, et m’en protège ».
- « tu es immunisé, François. Crois tu vraiment que je risquerais, par négligence, la perte de mon seul associé ? »
- « contre quoi suis-je immunisé, exactement ? »
Klaus soupira.
- Contre le principe actif du venin, qui s’avère toxique même par inhalation François.  J’ai besoin que tu goûtes aux tomates à différents stades de réduction, et que tu classes leur degré d’amertume selon l’échelle que j’ai établie ici. Tu te souviens m’avoir parlé d’un arrière-goût amer dans ton poulet Basquaise. Saveur typique de l’empoisonnement par venin. J’ai besoin de savoir quel degré de cuisson présente le moindre risque d’intoxication, et toi seul peux mener l’expérience.

Je savais qu’il était inutile de discuter avec lui du protocole qu’il avait mis au point. Un détail cependant m’arrêta au moment où je m’apprêtais à tester, du bout de la langue,  la première préparation, celle où les tomates avaient à peine eu le temps de peler.

- Mais puisque je suis immunisé, comment pourras-tu interpréter les résultats, Klaus. L’amertume ressentie peut être très variable d’un palais à l’autre. Je pourrais me tromper.

Klaus hésita un instant, et se racla la gorge.

- Hé bien, il est sûr que ce poison ne peut plus être mortel pour toi. Cependant, ton organisme devra réagir à la toxine pour l’éliminer… par voie basse. Tu ne goûteras donc qu’une préparation chaque jour.

D’abord rassuré par la faiblesse de la fréquence, je me saisis d’une large cuiller, avant de me raviser encore une fois.
- Par voie basse, dis tu ?
Je dus insister pour que Klaus fît enfin mine de s’expliquer plus précisément.
- Enfin François, explosa-t-il, qu’est-ce qu’une fièvre cacatoire, quand l’intérêt de la science est en jeu et, surtout, que la ruine menace ?
Il en parlait à son aise, le bougre, des fièvres cacatoires. Je relevais à peine d’un empoisonnement, et il me parlait d’avaler quotidiennement un bouillon de onze heures qui déchaînerait mes entrailles.
- quand saurons nous que nous avons atteint le degré de cuisson qui s’avèrerait mortel ?
- la préparation la plus amère devrait provoquer chez toi, en théorie, les pires désagréments.
- C'est-à-dire ?
- Caquesangue. C’est ça où la ruine.

Abattu, j’avalai une cuillerée de la première mixture, que je recrachai immédiatement. C’était immonde. Encore pire que la thériaque que m’avait fait boire Klaus quand j’avais failli succomber au poulet Basquaise.

- Il faut que tu avales, me dit Klaus.
- Impossible. Répondis-je. Rajoute au moins des épices et un bouquet garni.

Klaus se fit menaçant, balayant d’un revers de la main mes prétentions gastronomiques, et j’avalai, en me promettant de trouver pour le lendemain une parade. Aucune trace d’amertume – et aucune trace de diarrhée.
Le lendemain, je laissai choir dans le dos de Klaus et la purée de tomates une généreuse pincée de cumin destinée à neutraliser ce goût infect de avant de goûter. C’était mieux comme ça, mais toujours ni amertume, ni diarrhée. Je reprenais confiance, et les sourcils de Klaus, au quatrième jour, s’affichaient résolument circonflexes.
Au Sixième jour, les tomates étaient caramélisées.  Klaus se pointa juste au moment où j’allais y ajouter le cumin, que je dus remettre en vitesse dans ma poche avant d’avaler ma cuillerée de purée rouge.

Publié dans Nouvelles et anciennes

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