Cognitu non absurda- II

Publié le par Marie Rennard

Nous arrivions vers le bassin. L’eau était orangée et bouillonnait curieusement. Je m’approchai, trempai un doigt prudent et goûtai. C’était indubitablement de la tomate, en grande quantité, et le remous qui agitait la surface était produit par les mouvements désordonnés des huîtres empilées à même le carrelage bleu. Impensable en somme, pour quiconque connaît les conditions de vie naturelles de ces charmants lamellirostres. Médusé, je contemplai, incrédule, les huîtres qui semblaient atteintes d’un quelconque syndrome d’hyperactivité. Klaus Von Quintus Iscillius, lui, paraissait ravi de ma déconfiture. Je dus admettre que la scène qu’il me présentait était sans précédent, et il me proposa de répondre à mes questions en déjeunant. On nous servit des huîtres, bien sûr, aussi vigoureuses que des chevaux, mais doucement teintées de reflets orange, et dont l’acidité se révéla aussi surprenante qu’agréable. C’était par accident, m’avoua-t-il, qu’il avait fait sa découverte. Ses huîtres, quelques semaines auparavant, n’étaient guère vaillantes, et il s’était un soir arrêté au bord du bassin en revenant du potager avec une brouettée de tomates. Las, il avait trébuché, et sa cargaison avait basculé dans l’eau. La réaction des huîtres quasi moribondes ne s’était pas fait attendre. Elles avaient entamé aussitôt une sorte de danse de Saint Guy, s’entrechoquant vigoureusement pour agiter l’eau afin d’absorber la pulpe des tomates en grande quantité. Dès lors, elles avaient connu une croissance accélérée, et leur chair développé une finesse inespérée. Le seul inconvénient, me confia-t-il d’un ton marri, était que ses bestioles avaient perdu toute propriété margarigène, à cause probablement de l’acidité des tomates qui devait dissoudre tout résidu susceptible de se voir transformé en perle. Il en voulait pour preuve le fait que jamais plus il n’avait eu à nettoyer le bassin, dont le revêtement présentait maintenant un brillant inaccoutumé. Or, son élevage, il me l’avait bien précisé, ne contenait que des espèces rares, qui produisaient de magnifiques perles variant du rose tendre au pourpre crépuscule, dont il tirait l’essentiel des revenus qui lui permettaient de négliger avec ostentation les devoirs de sa chaire de professeur. Il attendait de moi une idée qui puisse conjuguer les avantages du goût et du profit. J’étais conchyliologue, pas magicien. Ce qui donnait aux huîtres leur acidité les empêchait également de produire des perles. Je commençai à goûter l’originalité du personnage, en sus des crustacés, et lui suggérai de vendre ses coquillages pour leur chair, dont la délicatesse ne manquerait pas d’accroître le coût. Il objecta la taille réduite de sa piscine. A moins de vendre les huîtres au prix des perles, il ne s’en sortirait pas. Nous nous mîmes au travail pour trouver une solution. Au terme d’une véritable séance de brainstorming, Von Quintus Iscillius fit la judicieuse remarque que les serres étaient bien plus grandes que la piscine, et que si seulement on pouvait greffer les huîtres sur les tomates, on résoudrait d’un coup bien des problèmes. Nous avions notre solution. Nous décidâmes d’allier nos compétences et nous attelâmes à la tâche.

Nous greffâmes les huîtres comme on greffe classiquement de nos jours les autres lamellirostres sur les concombres dans l’industrie agronomique. Toute la difficulté était de leur maintenir le bec largement ouvert afin de les planter solidement aux pôles de la chair des tomates. Il fallait que l’ouverture buccale soit complète pour empêcher toute rétractation intempestive du nerf de la bête. Les greffes prirent, et le seul problème était le remplissage régulier des godets hermétiques dans lesquels baignaient les huîtres. Il fallait injecter dans les récipients qui les contenaient,  grâce à une canule, de l’eau de mer propre tous les deux jours sous peine de voir les huîtres dépérir, et c’était un travail de romain. C’est à ce moment là que nous embauchâmes Giovanni, qui allait devenir notre homme demain.

J’étais à Hanovre depuis un mois, mes coquillages me réclamaient à Brest, et il fallait absolument que je rejoigne mes pénates, au moins pour quelques jours. Von Quintus Iscillius m’avait proposé une association, dans laquelle nous mettrions en commun nos compétences, notre travail, et bien sûr les profits. Mon traitement de chercheur était dérisoire, tout juste suffisant à nourrir ma passion des mollusques. J’avais accepté, sous réserve que je pourrais retourner périodiquement à mes propres recherches quand cela s’avèrerait nécessaire. Von Quintus Iscillius avait opiné à toutes mes exigences, et m’avait proposé de me ramener à Brest d’un coup d’aile en allant chercher de l’eau propre pour les huîtres. J’acquiesçai, partis chercher ma brosse à dents et le suivis jusqu’au hangar. Je n’avais jusque là pas encore aperçu le canadair dont il m’avait parlé. Klaus aimait voler de nuit, et n’avait jamais décollé qu’à des heures où je m’adonnais aux plaisirs déviants que connaissent les hommes dans les bras de Morphée.

Je m’étais fait, au cours du mois passé chez lui, aux excentricités somme toute inoffensives de mon associé. Mais quand il ôta la bâche de l’avion, un frisson d’inquiétude me parcourut. Son canadair était un antique biplan fabriqué à la main par des ouvrières depuis longtemps chenues, sur les bas flancs duquel il avait fixé, à l’aide de cordes de nylon, quatre bidons d’huile sur lesquels se lisaient distinctement les lettres rouges de la marque Motul. Il m’offrit un casque de mobylette, m’enjoignit de fermer mon blouson, et je m’installai à l’arrière, passablement gêné par la mitrailleuse entre mes jambes.


(Image empruntée ici :
http://www.seregaler.net/uploads/274/90/huitre.jpg)

Publié dans Nouvelles et anciennes

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